Humanvibes fête ses 10 ans avec Caroline Riegel ! (2/3)
Les nonnes de Tungri © Caroline Riegel
INTERVIEW – Caroline Riegel est ingénieure en constructions hydrauliques et aventurière-écrivaine-réalisatrice… C’est avec une grande joie partagée, qu’elle a accepté d’être la marraine des 10 ans de la création du site, et à cette occasion découvrez son interview pour Humanvibes en trois parties, véritable ode à l’humanité. Vous comprendrez pourquoi le nom Humanvibes est en parfaite osmose avec la très forte relation qu’elle a nouée avec des nonnes bouddhistes âgées de 25 à 85 ans, rencontrées pour la première fois en hiver 2004-2005, entre le Kashmir et le Tibet, au pied de la très grande barrière himalayenne.
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La joie vs la sobriété du Zanskar
CAROLINE RIEGEL – Ces femmes maîtrisent la joie, langage d’expression du bonheur et par conséquent ont une capacité hors norme à partager ce bonheur. Avec elles, j’ai compris la force et l’importance de l’intelligence collective. Car la joie est un outil de communication qui se travaille collectivement, et sur ce sujet elles sont imbattables ! La joie, l’intégrité de ses valeurs, l’harmonie sont une pratique quotidienne pour ces femmes qui n’ont quasiment eu aucune éducation, ni religieuse, ni laïque. Elles incarnent profondément leurs valeurs au quotidien.
Au Zanskar, la sobriété est poussée à l’extrême et la vie d’antan était une vie très rude de haute montagne. Il fallait travailler tout l’été pour survivre l’hiver. Néanmoins, la rudesse du Zanskar était plus facile à vivre que celle d’un paysan sur les bords du Gange qui ne possédait pas ses terres, et qui était soumis à la rudesse de grands propriétaires terriens. Un paysan au Zanskar était libre, possédait ses bêtes et ses terres et vivait collectivement avec les villageois. Ce n’est pas comparable. Par ailleurs, cette sobriété s’accommode assez logiquement avec la religion et la philosophie tibétaine qui sont omniprésentes. Bouddha a quitté son palais pour vivre simplement et pratiquer la compassion universelle, afin d’atteindre l’éveil : c’est le fondement de la pensée de tous ces hommes et ces femmes, leur vision commune.
Ces femmes sont proches de leur valeur au quotidien © Caroline Riegel
Une hiérarchie inexistante
En effet, les nonnes de Tungri ont fonctionné durant des décennies sans hiérarchie. L’absence de hiérarchie n’est pas forcément chose évidente, et ma relation avec elles s’inscrivant dans la durée, dépasse l’idéalisation que l’on peut se faire au départ. Il est normal d’idéaliser une personne ou un lieu qu’on découvre et qu’on admire, mais idéaliser, c’est aussi appauvrir la réalité. Rien ne remplace le temps, l’expérience et le vécu pour mieux percevoir la complexité de l’autre, d’une culture ou du monde… J’ai vu mes amies à l’épreuve du changement, je pourrais même dire, je nous vois à l’épreuve des grands chambardements. J’observe la problématique des jeunes femmes qui arrivent et qui ne comprennent pas aussi bien que leurs aînées la notion d’effort et de bien commun.
De fait se pose aujourd’hui la question d’imposer de nouvelles règles dans le groupe. Qu’est-ce qui a fait que ces femmes ont pu évoluer dans un monde aussi démocratique, voire anarchique ? Le cap de leur vie est guidé par un but commun inaliénable qui fait office de leadership : atteindre l’éveil. En France, il y a beaucoup de collectifs qui se forment en partant tous avec de très nobles intentions. Ils refusent le toujours plus, le capitalisme et souhaitent lutter contre les inégalités etc., et pourtant une bonne partie de ces collectifs échouent. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas si évident de comprendre comment fonctionne l’intérêt d’un collectif. Il faut avoir un cap ou un leadership et la notion de but et de bien commun chevillés au corps, une pratique quotidienne qui n’est pas forcément celle de notre éducation basée sur la mise en compétition et la réussite à tout prix.
La prière permet de renforcer les liens © Olivier Föllmi
La jeunesse face à la compréhension du monde
La jeunesse d’aujourd’hui doit faire face à une accélération brutale des changements. Elle est happée par le téléphone portable, les réseaux sociaux, attirée par un monde qu’elle du mal à comprendre et qu’il faut raconter en trois mots, ou en trois secondes dans un zapping permanent. On ne peut pas raconter le monde ainsi, c’est impossible, c’est une erreur fondamentale que l’on paiera très cher… Nous sommes des milliards d’êtres humains, si la moitié doit penser blanc et l’autre noir dans un monde ultra simplifié et sans nuances, il n’y a plus que la guerre comme moyen de communication. Si les valeurs fondamentales du bouddhisme, comme la générosité ou l’effort par exemple, ne sont pas comprises, c’est notre humanité que nous abîmons. L’éveil implique une transformation et un changement. Mes amies nonnes ne sont pas en lutte contre celui-ci, mais si les choses vont trop vite (et cela du fait des humains), nous ne pouvons plus absorber cela. Ce sont nos intelligences collectives qui sont mises à mal, d’où l’individualisme qui nous rend toujours un peu plus esseulé et vulnérable. C’est bien ce que j’observe au Zanskar justement !
Tout désirer : chagrin; tout accepter : joie. – Proverbe indien © Caroline Riegel
La nonnerie de Tungri
La nonnerie se situe juste au-dessus du village. Les religieuses ont chacune une toute petite maisonnette. Le Dukhang, est le bâtiment communautaire où elles prient et cuisinent aussi. On y trouve de vieux livres religieux, mais il n’y a pas de trésors anciens de grande valeur et d’une certaine manière cela les protège. S’il y avait de vieux manuscrits importants, des objets précieux ou de très vieilles peintures, comme dans d’autres monastères, cela attirerait les touristes et provoquerait un déséquilibre difficile à gérer pour une si petite communauté. Cela a été tout l’enjeu de nos films : partager leur bonheur, oui car c’est extrêmement précieux pour nous tous, mais les protéger en retour. J’ai tout porté sur mes épaules pour faire en sorte qu’il n’y ait pas de retour de bâton de l’intérieur comme de l’extérieur en provoquant des situations que les nonnes n’auraient pas souhaitées. Ces femmes sont en bas de l’échelle, imaginez ce que cela veut dire ! Lorsque j’ai entrepris de les emmener en Inde, il fallait que tout le monde autour d’elles adhère à ce projet, car je faisais d’elles des pionnières en les emmenant jusque dans les îles Andaman ou aucun ladakhi n’avais jamais été, et cela peut aussi attiser des jalousies, des incompréhensions.
A suivre…
Propos recueillis le 20/12/2023
Et pour aller plus loin :
Où se situent les Iles Andaman ?
Iles Andaman – © Humanvibes (2024) – Google My Maps
Caroline Riegel présente son documentaire Semeuses de Joie à Radio TV – Val d’Isère dans le cadre du Festival international du film Aventure et Découverte en 2016, dont elle repartira avec le Prix Spécial Ushuaïa TV.
Caroline Riegel (2016) – Radio TV – Val d’Isère – YouTube
Marc / Humanvibes
Publié le 18/01/2024