
Épisode (4/7) de mon « avis novélisé » sur le roman « À retardement » de Franck Thilliez paru le 2 mai 2025 aux éditions Fleuve noir.
Gabrielle referma le dossier, soufflée par ce qu’elle avait lu. Le moment de la rencontre devait être proche, lui semblait-il. Elle se remit en tête les éléments du dossier. Marius avait 32 ans. Diagnostiqué schizophrène à son adolescence, il était jugé quasiment incurable : aucun traitement n’avait pu se montrer efficace jusqu’alors. Il était considéré comme un criminel récidiviste en puissance. Il ne sortirait, a priori, jamais de cet établissement, ou alors les pieds devant. Et…
La porte s’ouvrit, interrompant ses réflexions.
Marius qui venait tout droit de sa chambre d’isolement, entra dans la salle d’un pas mécanique mal assuré, comme s’il était ailleurs. Il venait de se plier à une fouille méthodique. Il était habillé d’un vieux survêtement bleu de l’équipe de France de rugby à XV. Gabrielle avait remarqué dans son dossier qu’il avait pratiqué ce sport à l’âge de douze ans. Son comportement « déviant » à répétition, c’est le moins que l’on puisse dire, l’avait exclu définitivement de tout sport collectif, ou individuel, et finalement de la société en général : il avait commis un acte d’une sauvagerie inouïe.
À 15 ans, parce qu’il avait jugé qu’un de ses coéquipiers lui avait fait une mauvaise passe, il s’était emparé d’un poteau de touche pour l’éventrer jusqu’à la mort avec une rage indescriptible. Il avait ensuite menacé de tuer tous ceux qui tenteraient de l’approcher. Il avait fallu pas moins de quatre joueurs taillés dans le roc pour le maîtriser, joueurs qui pour certains n’en étaient pas sortis indemnes.
Marius pris place devant Gabrielle de manière un peu gauche mais avec douceur et lenteur, malgré ses 1, 82 m. Il posa ses deux mains bien à plat sur la table. La lumière du plafonnier brillait sur son crâne rasé. Il portait des lunettes de soleil aux verres plastiques mous et monture en caoutchouc, ce qui était assez déplaisant pour l’interlocuteur qui ne voyait pas son regard. Gabrielle eut la pénible sensation que Marius la humait comme un animal sauvage avant d’agir. Allait-il parler ? Allait-il quitter la salle ou, pire, se jeter soudainement sur elle ? Elle se tenait sur ses gardes, muscles tendus, prête à se défendre si besoin.
– Bonjour mademoiselle, lança-t-il au bout d’une minute interminable.
Tout de suite, Gabrielle eut la curieuse impression de reconnaître cette voix qui semblait contenir une terrible colère. Elle le mentionna tout de suite dans son carnet, tout en jetant un œil à la glace sans tain, qui lui renvoya son propre visage.
– Bonjour Marius. Vous pouvez m’appeler Gabrielle, c’est plus agréable, sourit-elle. Je suis étudiante en troisième année de médecine à l’université de Lille. J’ai 23 ans, mon ambition est d’accompagner et d’aider au mieux des personnes qui présentent des troubles psychologiques qui les empêchent de vivre normalement. Pour cela, ne soyez pas surpris que je prenne des notes pour que je puisse faire part de mes conclusions auprès de…
– Stop ! J’ai compris mademoiselle Gabrielle, intervint sèchement Marius.
– Comment vous sentez-vous ? osa-t-elle le questionner immédiatement d’une voix ferme et forte pour se donner du courage, de façon à ce que Marius ne ressente pas trop la peur qui commençait à monter en elle.
– Mal.
– Pourquoi ? Vous pouvez parler en toute tranquillité, enchaîna l’étudiante, tout en se répétant mentalement SEC. SEC. SEC.
– Avez-vous déjà eu parfois le sentiment qu’un objet vous manquait douloureusement ? Et que pour le récupérer, vous seriez prête à tout ? Il se pencha lentement vers Gabrielle, tout en gardant les deux mains à plat sur la table. L’étudiante jugea cette posture hostile. Elle le nota.
– Quand vous étiez enfant et que vous sortiez avec vos parents. Oh, pardon ! Vos parents sont toujours… de ce monde, mademoiselle Gabrielle ?
– Oui, ils vont bien, merci.
– C’est une bonne chose… Profitez-en, la vie réserve parfois des surprises désagréables… Quand vous étiez enfant, et que vous sortiez avec vos parents, reprit-il, n’avez-vous jamais oublié d’emporter avec vous votre doudou préféré ? Ce sentiment d’abandon que vous ressentiez, ne vous amenait-il pas à faire des pieds et des mains pour rentrer chez vous ?
Gabrielle se remémora immédiatement qu’à l’âge de 5-6 ans, ses parents avaient oublié de mettre ses peluches fétiches dans sa valise avant de partir trois semaines en congés d’été : Popi le singe, Holly le petit chien et Lapinou. Une vraie catastrophe qui lui avait gâché ses vacances !
Elle mit un point d’honneur à ne pas évoquer cet épisode, Marius avec toute sa perversité aurait pu en profiter pour s’engouffrer dans cette brèche émotionnelle.
– Heu… si, probablement, je ne m’en souviens pas là, tout de suite. Et donc ?
Marius gloussa bizarrement. Elle gribouilla machinalement n’importe où dans son carnet sans quitter des yeux le malade qui lui faisait face. Se doutait-il de son mensonge ?
– Bien… Vous souhaitez m’apporter votre soutien, n’est-ce pas ? Parfait ! Je vous le demande expressément, mademoiselle Gabrielle… Aidez-moi s’il vous plaît à récupérer l’objet auquel je tiens particulièrement. Sinon… Il inspira.
– Oui ?
– Sinon, je sens que je vais devoir faire des pieds et des mains, et quand cela m’arrive, c’est extrêmement désagréable pour la personne à qui je m’adresse. Et j’obtiens toujours ce que je veux… en général, proclama-t-il.
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© Marc Bélouis