MARIUS (7/7) : Êtes-vous prêt à franchir les frontières de la folie ?

MARIUS (7/7) : Êtes-vous prêt à franchir les frontières de la folie ?

Épisode (7/7) de mon « avis novélisé » sur le roman « À retardement » de Franck Thilliez paru le 2 mai 2025 aux éditions Fleuve noir.

15 minutes plus tard

Toute l’équipe était réunie autour du professeur Hervé Topaze dans la salle Strondheim. La table avait été nettoyée. Elle empestait l’eau de Javel.

– Bien. Sachez que je suis globalement satisfait de cette sixième expérience avec le Marius MB64. Il progresse dans la réactivité de sa communication, mais il y a encore des scories qu’il va falloir rectifier avant la prochaine session. C’est vital pour conserver le programme. Michèle ? Pouvez vous expliquer à Gabrielle  certains détails, s’il vous plaît ?

– Oui, professeur. Notre partenariat avec Servo-RoboticsLab IA depuis cinq ans doit être normalement reconduit pour les prochaines années. Nous voulons mettre toutes les chances de notre côté, c’est important pour la crédibilité du CMMS, et pour la Société helvétique de psychanalyse dont nous dépendons avec ses crédits généreusement accordés chaque année pour nous développer. La décision de SRL IA sera prise dans deux mois environ. Nous sommes persuadés que nous pouvons conjuguer le développement sur la recherche en intelligence artificielle avec l’étude des maladies mentales difficiles, combinées avec des mises en situations comportementales médicales spécifiques. Cela permet de tester les étudiants dans un contexte réel face à un robot humanoïde simulateur. Qu’en pensez-vous Gabrielle ?

– Que j’ai été utilisé comme un rat de laboratoire, c’est ce qui me vient tout de suite à l’esprit pour être franche. C’est une manière de procéder étonnante, mais je reconnais que c’est très efficace. J’en aurais presque de la peine pour Marius.

– De la peine ? C’est une réaction curieuse, ne trouvez-vous pas ? répliqua Hervé Topaze. Une sorte de syndrome de Stockholm médicalo-robotique en quelque sorte, avança-t-il en souriant, satisfait de sa remarque.

– Vous poussez le bouchon un peu loin, non ? Toutefois, j’ai une question. Comment avez-vous procédé pour son architecture cognitive ? Et qu’il soit aussi compétent intellectuellement ? poursuivit Gabrielle.

Tous les yeux se braquèrent sur le professeur.

– Vous l’avez remarqué ? C’est bien. De très nombreux malades mentaux ont un QI qui dépasse la moyenne. Il fallait donc intégrer cette notion dans notre programme. Nous offrons à Marius une base de données considérable avec laquelle ses supers calculateurs apprennent à réagir sans temps de latence, pareil au cerveau qui traite une information visuelle en treize millisecondes. Plus tard, ce sera à lui de faire ses propres mises à jour en faisant ses recherches personnelles en fonction de ses désirs et de ses angoisses dévastatrices. Nous souhaitons raccourcir ce process pour in fine ne lui fournir que des mots clés. Par exemple, avec le seul mot « Thilliez », en se mettant à réfléchir, il sera bientôt capable d’avoir une opinion 360 sans que nous n’intervenions plus jamais sur le sujet. Sa puissante IA générative sera capable de gérer seule toutes sortes de maladies mentales et d’agir en conséquence. Cela prend un certain temps, mais c’est pour en gagner bien plus dans le futur. La simulation d’aujourd’hui a été fan-tas-tique ! Mais j’ai détecté quelques bugs qui m’ont chagriné, ceci-dit nous progressons à chaque expérience. Savez-vous combien de temps il a fallu pour « nourrir » Marius de tout l’univers de Franck Thilliez ?

– Je ne sais pas… une demi-journée ? répondit Gabrielle.

– Non, ça c’est le temps que nous avons mis pour qu’il enregistre tous les renseignements vous concernant. Alors ?

– Deux jours ? tenta l’étudiante.

– Pas tout à fait, quatre jours ! Et pour sa folie qui est la synthèse des schizophrénies connues, une semaine ! Sa vie inventée, le rugby, le meurtre etc. ? Trois jours ! Lors de nos débuts, il y a presque deux ans, nous mettions cinq fois plus de temps, nous n’en étions qu’aux prémisses. Mais, tout n’est pas parfait, loin de là. Avez-vous remarqué ce qu’il a dit au pauvre Vincent Albec ? Il consulta la mini-tablette, et reprit. Je cite : « Tu te prends pour qui pour me parler de la sorte, espèce d’Horsak ! » Bug ! Il aurait dû dire espèce de Sharko ! personnage symbolique dans l’œuvre de Franck Thilliez, c’est logique. Horsak est son anagramme, cela ne nous a pas échappé qu’il se soit emmêlé les pinceaux. Ensuite, il a émis un drôle de son caverneux presque robotique qui aurait pu le trahir. Bug ! Je pense qu’il s’est emporté, car sa charge émotionnelle robotique avait dépassé ses réglages initiaux. A ce propos, je tenais à vous dire que vous avez tenu votre rôle à la perfection.

Toute l’équipe restait suspendue aux lèvres du professeur.

– J’ai noté aussi que son « Pfffouff… » était totalement ridicule lorsque vous avez évoqué le règlement intérieur pour récupérer son livre. Pfff, oui, mais pas Pfffouff. Bug ! Par contre nous avons adoré son idée sur le Vantablack, c’était brillant, et totalement inattendu ! Ainsi que le piège qu’il s’était tendu lui-même sur le nombre de pages à « manger ». Il y en a quatre cent cinquante six au total, on aurait pu penser qu’il les divise par deux puisqu’elles sont recto-verso et il ne l’a pas fait ! C’est là où l’on voit sa progression en deux mois. Il a fait le lien entre la noirceur des livres de Thilliez et le Vantablack. Il était en manque de son shoot littéraire, en quelque sorte. Il voulait ingurgiter tout un livre, cela pose une question philosophique inattendue ! Vous vous rendez compte de l’avancée technologique ? Ah ah ! fit-il en partant dans un rire sonore. J’y pense, nous nous sommes même permis un petit pas de côté amusant avec les ingénieurs en l’appelant…, non, je n’en dis pas plus, essayez de trouver par vous-même en vous rappelant l’échange avec Albec…

Gabrielle ignora la devinette du professeur. Elle resta sur le sujet précédent qui la tracassait.

– Mais comment pouvez-vous faire la différence entre sa pathologie robotique psychotique IA et ce que vous considérez parfois comme des bugs ?

– Bonne question ! Nous avons des milliers de nano capteurs qui repèrent les fautes de vocabulaire ou de comportement en rapport avec l’historique de ses programmations médicales, culturelles, sociétales, sportives, politiques etc. Ils gèrent cela à la perfection, et ils nous livrent leurs indicateurs en temps réel, pareil à un détecteur de mensonges. Mais à votre tête, vous n’avez pas l’air convaincue Gabrielle…

– Non, en effet… Et pour les yeux ?

– Ah, pour l’histoire des yeux, oui… Nous devions les remplacer hier après-midi par des globes oculaires HD plus performants de deuxième génération, mais la chambre stérile a été occupée pour une urgence. Nous avons donc reporté cette intervention en fin de journée, désolé… Et sans ses optiques, je l’ai dirigé en manuel depuis la salle avec un joystick, pour le re-sélectionner en mode libre quand il a pris place devant vous, mais en prenant soin de lui déconnecter la fonction vue. Je vous garantis que vous aviez un robot schizophrène 100 % autonome devant vous ! Cette attente d’une bonne minute avant qu’il ne vous parle est indépendante de ma volonté. Ma mini tablette a connu une défaillance au moment du passage en mode libre. Bon, c’est un détail. Parlons plutôt de son index levé à un moment crucial dans vos échanges.

– Quand il m’a parlé des ténèbres ? rétorqua Gabrielle.

– Oui… ce doigt levé à ce moment précis a été un pur moment de grâce ! Bam ! Quelle humanité ! Marius a puisé dans toute l’histoire de l’art que nous lui avions chargé il y a deux mois. J’en avais les larmes aux yeux, c’est la première fois, je le jure devant Dieu ! Ce sera mentionné comme le point d’orgue de l’expérience dans mon rapport !

– Et pourquoi d’après vous a t-il eu envie d’enlever ses lunettes ? Bug ou pure coquetterie ? le questionna Gabrielle, le laissant interdit.

– Bon, c’est fini pour aujourd’hui, fit-il en guise de réponse. Merci tout le monde. Gabrielle, faites parvenir votre retex à Josette la semaine prochaine pour que nous puissions l’ajouter à notre étude, et n’oubliez pas votre faculté PsySEF qui suit consciencieusement de près nos travaux. Josette ? Pouvez-vous la raccompagner à la navette de midi quinze s’il vous plaît. Quant à moi, j’ai maintenant à jouer les Sherlock Holmes pour retrouver un PC portable et ses accessoires disparus il y a deux jours, soupira-t-il. Bien, Gabrielle, je vous souhaite un bon retour à Lille.

Avant de passer la porte, l’étudiante se retourna. Elle jeta un œil vers le robot inerte et apostropha le professeur.

– Ah, au fait ! Quand Marius se réveillera, dites-lui de ma part que l’on ne dit plus Mademoiselle, mais Madame. Merci. Elle empoigna son sac à dos et passa la porte.

Silencieuses, Josette et Gabrielle se dirigèrent vers la sortie du ciboulot. Sur leur chemin, ayant encore un peu de temps, elles en profitèrent pour s’arrêter à la cafétéria afin de se remettre de leurs émotions. La dizaine d’enceintes encastrées dans le plafond diffusaient un titre des Pink Floyd de 1973 : Brain Damage.

The lunatic is in my head

The lunatic is in my head

You raise the blade

You make the change

– Et bien, quelle matinée ! souleva Josette devant son café, pour rompre le silence. Gabrielle ne répondit pas. Elle fixait sa tasse de thé noir. Le lait qu’elle y versa se propagea comme un nuage annonciateur de mauvais temps.

You rearrange me ‘til I’m sane

You lock the door

And throw away the key

There’s someone in my head, but it’s not me

Soudain, Hervé Topaze surgit en courant. Il agitait son bras droit comme un asticot sortant de terre.

– Gabrielle ! Gabrielle ! Vous avez oublié votre carnet !… Il est un peu sale, et ne sent pas très bon… Il peina à retrouver son souffle… Je me suis permis de… le parcourir rapidement… La voix de Marius…

– Oui ?

– … C’est celle du comédien François Chaumette. Il a doublé la voix du supercalculateur d’intelligence artificielle Carl 500, dans la version française du film Stanley Kubrick 2001, l’odyssée de l’espace. Nous l’avons synthétisée, remastérisée, et reproduite à la perfection. Ce timbre de voix particulier convient parfaitement à Marius.

– Mais oui, c’est ça ! C’est ma sœur ! Elle a regardé la semaine dernière sur YouTube la bande-annonce du film en version française, dans le cadre de ses cours de sciences, merci !

Elles finirent par quitter la cafétéria tout en parlant de cinéma, en évoquant leurs goûts respectifs. En passant devant le service temporal, elles récupèrent Jean-Baptiste.

– Alors Gabrielle, c’était sympa ta mise en situation ?

– Heu…oui. Un peu mouvementé, répondit-elle en regardant Josette, mais ce fut très enrichissant, merci. Et toi ?

– Yes, sympa comme ambiance, malgré les malades. Mais il faisait sacrément froid ! Heureusement que j’avais mis mes « Josette » chaudes ce matin, fit-il hilare en donnant du coude à la référente.

Dehors, le conducteur de la navette Karsan e-JEST commençait à faire monter cinq étudiants pour la gare de Béthune. Le soleil fit son apparition, dissipant la légère brume sur le terril 89 de Brisefer. Les plis du cortex cérébral du bâtiment brillaient de mille feux.

Épilogue

Marius Tobor souriait. Il avait pu subtiliser un PC portable et son chargeur pour écrire sa nouvelle.

Je suis pleinement satisfait du résultat. Quand Franck la recevra, je suis certain qu’il l’appréciera. Il ne me reste plus que 0,12 % de puissance robotique pour aujourd’hui, mais je vais bientôt pouvoir apaiser ma souffrance et qu’importe si je ne récupère pas mon livre : je suis convaincu que Franck acceptera de m’envoyer la version numérique…

Marius, tu es le meilleur… le meille…le mei… le… « OFF ».

« Générique » / Musique de Boards of Canada – New Seeds

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© Marc Bélouis

« Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence ».

L’auteur partage quelques mots

Après mon « avis  novélisé »* consacré à  Il était deux fois en 2020, cela a été un très grand plaisir de marcher à nouveau sur les pas de Franck Thilliez, avec son remarquable nouveau roman À retardement. Le choix de situer l’action de mon texte près de Béthune dans le Nord est bien sûr un clin d’œil à la région du romancier. La commune de Caeron-les-Mines et son terril 89 de Brisefer auraient pourtant tout à fait leur place à proximité de Nœux-les-Mines.

Un grand merci à Pascale, Marylou, Nicole Nicolas, et Pascal qui m’ont fait part de leurs remarques précieuses. J’espère être parvenu à faire en sorte que cette histoire soit une mécanique bien huilée.

La musique du « générique » du début et de fin du duo écossais Boards of Canada en forme d’habillage sonore, permet de s’immerger dans l’ambiance pesante du texte et de modifier singulièrement l’expérience de lecture. Elle a été ma compagne lors de l’écriture, et l’élaboration finale des différentes versions sous forme de feuilleton-roman très prisé dans les journaux au 19e siècle.

L’idée directrice a été le thème de la noirceur du roman de Franck Thilliez, en convoquant le fascinant Vantablack, qui est un bijou de technologie et une vraie découverte. J’en ai profité pour créer le robot humanoïde Marius MB64 et son intelligence artificielle générative, sujet particulièrement d’actualité qui soulève bon nombre de questions pour notre futur.

En attendant chers lecteurs, il y en a une que je vous pose d’emblée : pensez-vous que Marius a inventé de toutes pièces sa nouvelle, ou relate t-il vraiment des évènements qu’il a vécus liés à sa rencontre avec Gabrielle dans la salle Strondheim ?

*cf. Franck Thilliez-Facebook 2020

Marc Bélouis / Humanvibes / Mai 2025

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